mercredi 24 décembre 2008

Premier Chapitre (En intégralité)


Carole avait quitté l’école comme tous les jours et remontait la petite rue qui menait vers sa maison, sans manifester la joie qui caractérise les sorties d‘école. Elle marchait de façon nonchalante, en traînant les pieds, sans faire attention à ce qui l’entourait. Elle ne regardait même plus la Tour Eiffel que le chemin qu’elle empruntait régulièrement lui aurait permis de contempler à souhait, depuis une hauteur de la banlieue sud-ouest de Paris. C’était la fin de la semaine, une semaine fraîche d’automne.

Une fois arrivée devant chez elle, la jeune fille grimpa les escaliers lentement et entra dans sa chambre. La seule de la maison puisque l’appartement ne comptait que deux pièces et que cette deuxième pièce était la salle de séjour qui faisait aussi office de cuisine et de chambre à coucher pour ses parents. Ce n’était d’ailleurs pas véritablement un appartement à proprement parler. En réalité, il s’agissait d’une loge de concierge octroyée à ses parents en échange de cette activité.

La frêle demoiselle venait d’entrer dans sa quatorzième année. Elle vivait de façon désinvolte, hormis en ce qui concernait le seul sport qu’elle pratiquait, le judo. Elle était entrée en cinquième, avec une année de retard en raison de graves problèmes de santé que sa mère avait connus trois ans auparavant, et qui avaient largement perturbé la petite vie jusqu’alors si tranquille et insouciante de l’adolescente.

Sa mère avait été longtemps hospitalisée, pendant de nombreuses périodes, sur de courtes mais aussi de longues durées, avant de prendre « le chemin de la guérison », comme le disait si bien ce bon docteur à l’époque, après une interminable et pénible lutte contre un des maux les plus mauvais, le cancer. Comme tous les cancers, celui-ci était pernicieux. Il était revenu à la charge à peine un an et demi après la dernière hospitalisation, c’est-à-dire en août de cette année, un mois avant les treize ans de la jeune fille. Le combat de tous les jours avait repris depuis ce moment là. Trois semaines après les nouvelles douleurs, sa mère était entrée en soins intensifs. Carole commençait à s’habituer au rythme épuisant de ce cancer et s’attendait à nouveau à ce que les moments de découragement alternent avec les moments d’espoir en suivant les progrès ou la régression de la maladie. Saleté de crabe !

La jeune fille commença à s’ennuyer et décida donc de se diriger vers un placard de la cuisine. Elle commençait à grignoter dédaigneusement quelques biscuits salés lorsqu’elle entendit le bruit de la clef dans la serrure. Après avoir subrepticement rangé le paquet de chips qu’elle avait aussi ouvert, elle vint saluer son père, presque machinalement, puis attendit que ce dernier ait préparé le repas en s’affalant dans le canapé, devant la télévision.

Une fois à table, Charles, son père, apporta une casserole de spaghettis à la bolognaise qu’il savait confectionner habilement et rapidement. Tout deux parlaient de moins en moins depuis que Léa, la mère de Carole, n’était plus là. Le déjeuner était bien entamé lorsque la nouvelle tomba, par téléphone, et l’expression de souffrance qu’elle lut sur le visage de son père la terrifia.

Carole vit alors avec stupeur le combiné du téléphone trembler dans la main de son père et tenta de questionner celui-ci, en vain. Ce dernier reposa machinalement le combiné sur le meuble sans se soucier si celui-ci était bien raccroché ou non, et s’assit, le regard dans le vide. Il ne semblait plus ni voir ni entendre quoi que ce soit. Pas même les appels désespérés de sa fille pour comprendre ce qui se passait. Cette dernière faisait des efforts incroyables pour tenter de maîtriser sa panique naissante mais ne parvenait pas à réaliser ce qui était en train de se produire. Elle luttait contre cette panique en laissant son regard errer au hasard de la pièce et en s’efforçant de ne pas se mettre à crier. Mais une sourde plainte déchira le silence.
- Ta…ta mère… bredouilla son père.
La vie qui, quelques secondes encore auparavant, s’écoulait de façon plus ou moins monotone, ponctuée par d’interminables allers-retours en transport en commun vers cet hôpital lointain où sa mère s’accrochait de toutes ses forces, cette vie se trouvait brusquement bouleversée. Le cœur de la jeune fille se serrait, devenant de plus en plus oppressant, l’étouffant presque sous le coup de l’émotion. Elle eut soudain peur de comprendre. Non, ça n’était pas possible, elle interprétait mal ce que son père semblait dire, sa mère ne pouvait pas être morte. La sensation de vide, terrifiante, resterait à jamais gravée dans sa mémoire. En regardant son père, elle se demandait comment elle pourrait un jour oublier la vision de celui-ci, les yeux hagards maintenant, abattu et ressemblant plus à un fantôme qu’à un humain.

L’adolescente sursauta en s’apercevant que son père l’agrippait par un bras, en respirant fort. Sa gorge se noua tandis que le désespoir la gagnait à son tour. Elle essaya de parler mais n’y parvint pas. Elle voulut laisser libre court à son chagrin mais n’y parvenait pas non plus. Le choc moral était bien trop puissant et la laissait à son tour tétanisée.
- Carole, ma chérie, mon pauvre amour, murmura son père, en pleurant tout doucement.
C’était la première fois. Jamais encore elle ne l’avait vu pleurer. Enfin, il ne pleurait pas vraiment. Il s’agissait plutôt d’un sanglot étouffé, presque plus triste encore. Elle échappa à la torpeur dévastatrice en serrant à son tour son désormais unique référent puisque le doute n’était plus permis. SA MERE ETAIT MORTE.

Le père et la fille étaient blottis l’un contre l’autre. Le visage de la jeune fille était mouillé des larmes de celui-ci et ses propres larmes ruisselaient contre les joues du dernier être cher qui lui restait. Charles, levant alors pesamment les paupières, accrocha son regard dans les yeux de son enfant, complètement perdu. Il voulu émettre un son mais celui-ci se perdit en un vague râle. Une éternité sembla passer avant qu’il ne parvint à chuchoter :
- Carole, ma petite Carole, il va falloir que tu sois forte.
- Papa, je suis si mal, je ne peux pas supporter…
- Carole, coupa sèchement son père d’une voix subitement étrange, arrête et écoute-moi bien. Ta mère n’est plus de ce monde, comme tu l’as compris, mais moi je suis toujours là et je m’occuperai de toi toute ma vie. Tu es ce que j’ai de plus cher au monde, avec ta mère, car sache qu’elle a quitté ce monde mais qu’elle est toujours là, dans nos cœurs et qu’elle y restera jusqu’à ce que nous la rejoignions.
- Alors rejoignons-là maintenant je t’en prie, j’ai trop mal.
- Attends, répondit le père en essayant de se reprendre. Il faut que tu saches que moi aussi je n’ai envie que d’une chose, la rejoindre, mais elle serait vraiment triste de ne plus voir le monde à travers nos yeux, d’entendre les voix et le bruit du vent dans les montagnes par nos oreilles, de sentir les parfums des fleurs et ceux des épices qu’elle aime tant. Non, crois-moi, elle serait triste de quitter tout cela trop tôt. Ce qu’elle aimerait, c’est de profiter de tout cela le plus longtemps possible à travers nos vies, à travers notre bonheur, à travers toutes nos petites joies de chaque jour. Allons, ne pleure pas, tu vas la rendre triste elle aussi.
- Papa, elle ne peut pas être triste, elle ne peut plus rien voir, ni entendre, ni sentir puisqu’elle est morte, se lamenta la jeune adolescente qui se sentait si mal et dont la douleur déchirait le cœur de son père.
- Ma douce, murmura le paternel, personne ne sait réellement et avec certitude ce qu’il y a après la mort. Tu as peut-être raison, mais réfléchis, même s’il n’y a qu’une chance sur un milliard pour que j’aie raison, ne crois-tu pas que tu te doives de donner cet ultime bonheur à ta mère ? Alors écoute-moi bien. Ta mère et moi, nous nous sommes aimés d’une façon extraordinaire, comme peu de personnes peuvent s’aimer. Nous n’avons pas eu une vie facile ni avant ni après notre rencontre, mais nous n’avons plus jamais cessé d’être heureux depuis que nous nous sommes connus. Nous n’avons jamais été très riches, ni reconnus comme des gens importants mais cet amour que la vie nous a permis de vivre a été un bien plus précieux encore. Ta mère était ma véritable moitié et nous ne formions qu’un. Cela nous a permis de nourrir des projets à la mesure de notre amour pour toi.
- Je ne comprends pas…
Le père sembla puiser dans des ressources insoupçonnables pour parler, au vu des circonstances. Le chagrin aurait du l’anéantir mais en réalité, il connaissait et s’était préparé à l’issue fatale de sa femme. Sa vie n’était plus que peine depuis lors et elle ne serait plus que chagrin pendant longtemps. A ce moment précis, où nul n’aurait été capable de surmonter cette épreuve, il apparut soudain étrangement calme, presque libéré pour un temps d’une douleur sourde et contenue depuis trop longtemps. Il se redressa un peu et poursuivit d’une voix qui se voulait à la fois triste et rassurante :
- Je sais que c’est difficile et le moment arrive trop tôt pour t’expliquer, mais saches que nous avons dépensé une énergie folle pour te préparer une belle vie. Nous avons cherché au maximum de nos capacités comment te munir des meilleures armes pour te tracer un chemin heureux. Nous avons recherché toutes les informations que nous pouvions pour que tu puisses devenir heureuse et utile dans Ta vie. Oh, bien sûr, nous aurions beaucoup aimé te laisser assez d’argent ou de patrimoine comme certains parents peuvent le faire, mais nous ne sommes pas beaucoup allés à l’école et nous n’avons pas réussi à trouver comment améliorer notre sort. Nous nous sommes tout juste contentés de mon salaire d’ouvrier et des ménages de ta mère. Cependant, nous n’avons cessé de rechercher des informations pour te permettre d’accéder aux secrets de ces gens qui vivent heureux. Nous avons commencé à tout noter dans un cahier. Les clefs principales de la réussite. Nous voulions te les offrir sans que tu ne t’en rendes compte, un peu tous les jours.
- Qu’est-ce que tu racontes, je n’y comprends rien… chouina la malheureuse adolescente.
- Souviens-toi, jusqu’à ce que ta mère entre la première fois à l’hôpital, tu étais une bonne élève, une très bonne élève même, et bien ce n’était pas par hasard. Ta mère et moi ne laissions rien au hasard. En fait, presque tout ce que tu faisais avait déjà été réfléchi par nous. Nous anticipions tous tes apprentissages scolaires. Les maîtresses d’école ne supportaient d’ailleurs pas vraiment nos exigences. Nous leur demandions leur programme précis afin d’anticiper ta compréhension du monde en t’apprenant le maximum de choses sans que tu ne t’en rendes trop compte. Nous trouvions mille subterfuges pour te rendre curieuse. Grâce à cette méthode, beaucoup d’obstacles rencontrés par tes camarades te semblaient si faciles à franchir pour toi. Toute ta vie a été comme cela, depuis le début. Te souviens-tu de la première fois où nous t’avons laissée acheter seule le pain ? Tu n’avais que cinq ans. Certes, tu connaissais le chemin, nous l’avions emprunté très souvent avec toi, mais tu as eu le courage d’y aller toute seule, en luttant contre ta peur de l’inconnu. Ne te souviens-tu pas des nombreux westerns que nous t’avions montrés juste avant et de nos longs débats sur le courage et la prudence ? Même si, bien que tu aies déjà toi-même aussi commencé à devenir courageuse et que nous ayons eu rapidement une grande confiance en toi, nous ne t’avons jamais laissé sans surveillance. Le monde est bien trop dur pour ça et tu étais si petite. Tu aurais été bien incapable de te défendre contre une mauvaise rencontre. Non, en fait, nous te suivions à distance en nous arrangeant pour ne jamais te perdre de vue. Et souviens-toi encore, ce club de judo où nous nous étions inscrits tous les trois le jour de tes 8 ans. Tu étais la seule fille mais ça ne t’a jamais dérangée.
- Parce que vous étiez là, avec moi.
- Oui, c’est vrai. Nous l’avons fait parce que nous l’avions programmé comme nécessaire dans l’accomplissement de ton évolution. Nous avions cherché auparavant un professeur compétent, sérieux et utile pour te donner les meilleures bases.
- Mais pourquoi ? interrogea la jeune fille en sanglotant.
- Parce que nous t’aimons. C’est tout simplement pour ça que nous t’avons préparé la route, Ta route. Pour te permettre d’acquérir des bases solides, aussi bien en ce qui concerne ton instruction, ton intelligence avec ta capacité à apprendre et à régler les problèmes, ton mental que nous avons voulu fort, très fort, ton sens moral que nous avons voulu droit, pur et juste et surtout, ta capacité à te défendre et à défendre tes idées. C’est pour ça que tu fais du judo depuis cinq ans.
- Vous avez fait tout ça ? Pour moi ?
- Ce ne sont que de petits morceaux en réalité, L’immense morceau de l’iceberg, nous avions décidé de te le garder et de te le donner en temps utile.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Oh, pas grand-chose que tu ne puisses comprendre maintenant. Des recherches dans les livres, des enquêtes auprès des gens, des analyses de sondages de l’INSEE… Nous avons commencé à compiler une synthèse de toutes ces recherches dans un cahier.
- Mais des recherches de quoi ?
Le père marqua une pause. Il en avait beaucoup trop dit, mais il n’avait pas trouvé d’autres mots, des mots capables d’atteindre sa fille au cœur, des mots capables de donner un sens à sa vie, à sa vie à lui, à la vie de celle qui devait maintenant les regarder d’en haut.
- Nous avons étudié une multitude de possibilités pour rendre ta vie utile et passionnante. Nous avons décortiqué des centaines de biographies de personnes qui ont, ou ont eu, des vies passionnantes. Nous avons passé des soirées entières, quand tu étais couchée, à tracer des débuts de parcours possibles pour toi, vers lesquels nous nous étions juré de t’orienter sans que tu ne t’en rendes trop compte.
Carole regardait son père les yeux exorbités, emplis des larmes de son chagrin mais ne semblait toujours pas réaliser ce qu’elle entendait.
- Oh, papa, je ne comprends toujours pas. Tu ne vas pas bien, tu dis n’importe quoi ! D’ailleurs, je suis nulle à l’école, j’ai redoublé mon CM2 il y a deux ans, et cette année, ma cinquième commence très mal. Je rate la plupart de mes contrôles et mes notes sont épouvantables.
- Tu as redoublé l’année où ta mère est entrée à l’hôpital parce que nous n’avions plus le temps de nous occuper de toi et que la tristesse était trop grande pour toi pour te concentrer. Ton amour pour elle est tel qu’il avait relégué tout le reste au second plan.
La tentative de conversation s’acheva là, le père et la fille se retrouvant effondrés, avachis sur le canapé, incapable de se résoudre à prononcer une parole de plus, et encore moins à esquisser le moindre geste. Le temps sembla alors se figer autour d’eux.

Des minutes ressemblant à des heures se passèrent. Puis les heures se succédèrent sans que plus rien ne bouge dans la pièce devenue sombre et froide. La nuit était installée depuis longtemps quand l’homme devenu vieillard souffla à l’adolescente de se lever pour aller voir une dernière fois le corps sans vie de sa mère à l’hôpital.

Le soleil qui pénétrait à travers les rideaux entrouverts obligea la jeune fille à se réveiller. Elle quitta son lit habillée comme la veille, incapable de penser à s’occuper d’elle à son retour, quelques heures auparavant. Elle alla boire au robinet et se passa un rapide coup d’eau sur le visage. Puis elle regarda en direction du fauteuil où son père s’était installé pour veiller. Le fauteuil était vide. Carole s’approcha alors de la fenêtre et regarda le ciel. Celui-ci était d’un beau bleu avec un soleil éclatant pour la saison, ce qui l’irrita inconsciemment car elle ne pourrait se résoudre à trouver quelque chose de beau à l’avenir. Après avoir déniché un morceau de pain de la veille, à moitié rassis, elle prit sur elle de se doucher et de se changer.
Fatiguée physiquement mais surtout moralement, elle décida tout de même de sortir pour marcher malgré sa faiblesse et son chagrin. Tout son être indiquait l’état lamentable dans lequel elle se trouvait en ce moment. D’incessantes larmes inondaient ses joues, à moitié cachées par sa tête baissée.

Alors qu’elle luttait pour ne pas penser, d’innombrables questions fusaient en elle. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle n’avait jamais connu personne qui avait vécu ce qu’elle subissait. Elle ne sentait plus sa présence en tant que personne physique mais plutôt comme quelqu’un en train d’évoluer dans un film dramatique. Oui, après tout, elle devait rêver ou s’être à moitié endormie devant la télévision en s’imprégnant trop du jeu de l’actrice. Quoi que ce fût, film ou rêve, ce qui semblait n’être qu’un cauchemar ne pouvait que s’arrêter et la remettre dans son quotidien, aussi monotone fut-il. Mais quelque chose lui disait que cette alternative à la réalité n’existait pas. Et si cette torture était vraiment réelle, elle ne voulait même pas essayer de répondre aux questions qu’entraînait la disparition de sa mère. Non, elle ne voulait pas accepter de se poser ces questions car elle ne voulait pas se trouver devant le néant des réponses possibles. Que deviendrait-elle ? Comment pourrait-elle vivre désormais avec son seul père pour seul repère ? Quel intérêt trouverait-elle à vivre maintenant ? Comment guiderait-elle sa vie toute seule maintenant ? Une longue torture morale s’emparait d’elle en tournant et retournant toutes ces incertitudes, et plus elle réfléchissait, plus les choses se compliquaient et se noircissaient dans sa tête. Cela vira au véritable supplice. Toutefois, elle tenta de se raccrocher à l’énigmatique histoire que son père avait formulée la veille, au moment où son univers entier s’était effondré. Ce dernier lui avait-il raconté ces histoires à dormir debout afin d’espérer la soulager un instant au pire moment de l’épreuve ? Comment avait-il pu lui raconter de telles bêtises sur sa mère qui vivrait d’une autre façon selon lui ? Nous sommes vivants ou bien nous sommes morts, se disait la jeune fille, et il n’y a pas d’autre alternative. Elle se souvint alors que son père avait prononcé le mot de « cahier ». Ah oui, un cahier qui montrait le chemin de la réussite. Un guide en somme. Elle se dit que c’était n’importe quoi. Comment quelques lignes d’écriture pourraient-elles prétendre remplacer un être cher ?

* * *

Deux mois s’étaient écoulés depuis le jour funeste. Les jours se succédaient, d’une lenteur monotone et fade, sans laisser à la jeune fille une quelconque place à la joie de vivre attendue à cet âge-là. Les cours au collège et les leçons de judo offraient finalement une échappatoire à cette vie morne. Carole devait passer sa ceinture bleue prochainement. C’était bien à peu près une des seules choses que la jeune fille appréciait encore. Oh, d’autres choses auraient pu lui plaire comme d’apprendre à jouer d’un instrument de musique, ou et cela encore plus, de voyager. Mais c’était il y a bien longtemps, quand sa mère allait encore bien et en tout cas, avant le jour maudit. De toutes façons, le modeste salaire de son père ne permettait pas d’avoir espoir un jour d’accéder à ces envies.

L’après-midi était sombre, comme le cœur inconsolable de Carole. L’orage menaçait. La jeune fille avait entrepris de nettoyer la maison de fond en comble, pour s’occuper l’esprit, dès le matin de ce samedi. Son père l’avait aidée, et comme la loge n’était pas grande, le travail fut pratiquement terminé vers midi. Après un rapide déjeuner peu bavard, comme d’habitude depuis la mort de sa mère, Carole se retrouva seule au départ de son père qui s’était proposé d’aider un de ses amis pour des travaux de maçonnerie.

La petite ménagère eut l’idée de s’attaquer au grand nettoyage et surtout au rangement de la réserve. C’était une minuscule pièce qui jouxtait l’unique salle du rez-de-chaussée. Minutieuse, elle avait pratiquement terminé son ouvrage quand, ouvrant un carton de classement, elle tomba sur un gros cahier dont la couverture avait été soigneusement élaborée avec deux tablettes de bois sculpté.

Intriguée, elle prit ce manuel étrange devant elle et, le retournant dans le bon sens en face de ses yeux, elle put lire ce titre tout aussi énigmatique : « Fais de ta vie un succès utile ».
- Le cahier ! s’exclama la jeune fille qui se souvint immédiatement de celui-ci dont son père avait parlé le jour maudit où sa mère les avait quittés. Elle réfléchit un bon moment et le souvenir de cette funeste journée lui sauta à l’esprit, entraînant immédiatement un afflux de larmes et une douloureuse oppression. Elle se remémora le film de cette journée jusqu’à l’évocation par son paternel de l’existence de ce cahier. Ce ne pouvait pas être autre chose. Elle brûla d’envie de vérifier en l’ouvrant mais quelque chose l’empêchait de se précipiter. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle se rendit compte qu’elle avait envie de découvrir quelque chose. En effet, elle n’avait pratiquement plus repensé à la possibilité de l’existence de ce cahier mais n’en avait plus jamais reparlé avec son père.

Le mental et le moral de la jeune fille n’avaient cessé de décliner depuis ces trois dernières années, au commencement de la maladie de sa mère, lorsqu’on avait décelé ce cancer fatal. Seule sa forme physique avait eu la chance de se sortir indemne de cette histoire et ce, malgré une relative anarchie alimentaire depuis le premier long séjour de sa mère à l’hôpital. A 13 ans, Carole était déjà grande : 1,60 m pour 44 kg. Brune, cheveux longs toujours attachés en queue de cheval. Ses yeux étaient d’un bleu intense. D’allure plutôt sportive, elle laissait transparaître la promesse d’une beauté féminine à venir, que l’absence de maquillage et de bijoux mettait d’autant plus en valeur à son âge. Le tonnerre gronda lorsqu’elle ouvrit le cahier à la première page.

Plusieurs heures s’étaient passées depuis le début de sa lecture. Cela l’étonna quand elle s’en rendit compte car elle ne supportait généralement pas de perdre son temps à lire. Elle avait lu la moitié des 6 chapitres que comportait l’ouvrage qui comptait un peu plus de 180 pages. Elle se leva, un peu engourdie, mais surtout abasourdie par ce qu’elle venait de lire. En fait, jamais les choses ne lui étaient apparues aussi claires et aussi confuses à la fois. Cette lecture l’avait déstabilisée au plus haut point. Elle avait commencé les premières lignes intriguée et très curieuse ; elle refermait le livre tout à la fois fascinée et complètement perdue.

Le premier chapitre introduisait différentes carrières fabuleuses, trépidantes et enrichissantes au plus haut point que les parents de Carole avaient sélectionnées en détaillant l’exemple de la biographie de personnages hors du commun : de Nicolas Hulot à la spationaute française Claudie André-Deshays, en passant par plusieurs autres personnalités internationales dans la protection des animaux ou celle des droits de l’Homme. Une préface signalait que ce cahier devait lui être remis dans l’année précédant son orientation de fin de Collège afin de la guider vers les bons choix, mais avec un esprit assez mature pour être capable de comprendre l’essence même de l’ouvrage. Autrement dit, ses parents n’avaient prévu de lui remettre ce cahier qu’à ses 15 ans.

Carole se dit d’abord que 13 ou 15 ans c’était pareil. Cette lecture n’en restait pas moins énigmatique et surtout hors du commun. Elle s’avoua cependant qu’elle avait eu du mal à bien saisir les subtilités innombrables inscrites sur cet atypique ouvrage et que 13 ou 15 ans, ce n’était finalement pas la même chose.

Elle fut tentée de penser qu’elle ne devait que se contenter de lire l’ouvrage dans les jours à venir, comme elle lisait les autres livres en général, sans en attendre un quelconque profit mais elle se ravisa contre cette idée. Après tout, elle allait si mal et avait si peu à se raccrocher qu’elle n’avait rien à perdre à aller plus loin. Car aussi énigmatique qu’apparaissait ce premier chapitre, il n’était rien par rapport au second. Ce dernier ne faisait qu’annoncer le plus simplement du monde le rôle et l’importance de l’autodiscipline, autrement dit sa capacité à se discipliner soi-même.

La demoiselle termina le rangement de cette réserve devenue à présent l’écrin qui avait gardé jusqu’à ce jour ce qui devait changer le cours mal engagé de sa vie, puis elle sortit faire une longue promenade à la lisière de la forêt.

Le soir même, et tous les soirs qui suivirent, furent le théâtre du début de sa lente métamorphose psychique. Elle reprit consciencieusement la lecture depuis la première page, en décortiquant méticuleusement chacune d’entre elles, paragraphe par paragraphe, idée par idée, jusqu’à la fin du deuxième chapitre qui annonçait le premier des principes.
Règle numéro 1, l’autodiscipline pour toujours avoir un esprit positif. Se débarrasser des émotions négatives et des habitudes malsaines ou inutiles. Cela impliquait non seulement de faire disparaître ces idées négatives, mais d’aller encore plus loin en transformant celles-ci de façon positive.

Carole se promit alors d’essayer d’appliquer ce précepte nouveau pour elle.
Pourquoi ? Elle était incapable de le dire. Peut-être n’avait-elle plus assez d’énergie pour supporter sa torpeur mentale depuis si longtemps. Peut-être voulait-elle prouver à son père que tout ceci n’était que belles paroles inutiles et stériles ? Dans tous les cas, elle s’était persuadée qu’elle n’avait pas grand-chose à perdre dans sa morne petite vie de tous les jours et que cela aurait au moins l’avantage de tuer le temps.

La jeune fille entra alors dans une phase qui oscillait entre petites victoires personnelles alternant avec de grands moments d’insuccès, de doute et de solitude. De solitude, en effet, car elle n’avait parlé à personne de ses nouveaux principes de vie et de ses essais. Ni même à son père. Non, elle voulait être seule avec son secret. Certes, elle avait peur des moqueries des gens face à ce genre de démarche, mais elle redoutait surtout l’échec et l’abandon de cet essai qui lui laisserait un goût d’amertume et de honte vis-à-vis des autres. Non, si elle renonçait, elle savait qu’elle reviendrait à sa vie d’avant le cahier, c’est-à-dire une vie sans but, morne et insipide. Celui-ci ne serait alors plus qu’une parenthèse à refermer. Après ces considérations, elle se sentit tellement seule et vulnérable qu’elle se mit à douter de sa capacité à reprendre son costume de tristesse. Non, elle s’était sentie si forte au moment de la lecture de ce cahier, buvant littéralement le texte à s’en imprégner jusqu’à plus soif, à noter chaque paragraphe, chaque phrase, chaque mot clé, qu’elle ne pourrait plus envisager de vivre sans ce nouveau compagnon protecteur du présent et assurance du futur.

Les jours passaient. Carole lisait et relisait sans relâche ce deuxième chapitre. Elle ne comprenait pas pourquoi elle n’arrivait pas à appliquer plus de quelques heures ce principe d’autodiscipline. Elle commençait avec de grands espoirs, mais sa détermination s’essoufflait si rapidement. Elle recommençait le lendemain, mais ses habitudes l’empêchaient à nouveau de poursuivre ses efforts. Cela commença à la décourager sérieusement et elle envisagea d’abandonner cette lecture ainsi que le fait d’essayer d’appliquer les principes stupides de ce cahier. Deux semaines se passèrent ainsi, livrant une lutte incertaine entre le désir de s’approprier et de maîtriser son autodiscipline et la tentation de renoncer à ce qui n’était que foutaises et grands mots d’une littérature qui n’était même pas divertissante.

Un beau matin frais et ensoleillé, vers la mi-décembre, le matin de son passage à la ceinture bleue de judo exactement, elle se leva avec un sourire. Non pas pour la nouvelle ceinture à venir, ni parce qu’elle était heureuse ; elle était à des années-lumière d’atteindre ce stade, se disait-elle. Non, le fait est qu’elle se réveilla en pensant avoir trouvé ce qu’elle cherchait depuis quelques semaines. En effet jusqu’alors, elle avait compris comment obtenir une bonne attitude mentale pour être positive, mais elle avait souvent buté en ce qui concernait le moyen de conserver cet état d’esprit : la motivation. En fait, puisqu’elle était seule avec son secret, elle ne pouvait prétendre recevoir une quelconque aide de quiconque pour maintenir sa motivation. Il lui fallait donc tout simplement appliquer ce qui se cachait au fond d’un paragraphe depuis toujours : « Pour arriver à t’auto-discipliner, utilise tes auto-motivateurs personnels ».

Il fallut de nombreux essais pour que notre héroïne trouve ceux-ci. Mais à mesure de ses expériences, jour après jour, de plus en plus encourageantes, elle opta pour les trois automotivateurs qui la faisaient réagir avec le plus de succès. Facilement démoralisée, Carole s’efforça de réagir à ce qu’elle appela son « Je te défie d’y arriver » qui lui permettait de se lancer dans des défis minimes au début, mais de plus en plus ambitieux au fil du temps. Souvent mécontente et aussi souvent agacée de son mécontentement, elle se peaufina un « Si quelque chose te rend mécontente, révise ton attitude » qui lui accorda un caractère un peu plus sympathique. Cependant, ce qui fit sa plus grande force, à elle qui ne manifestait souvent qu’indolence et fainéantise, ce qui changea réellement le plus efficacement le cours de sa vie, fut son fabuleux « Fais-le immédiatement » qui, dès l’instant où elle se le prononçait, ne souffrait d’aucune objection, style commando marine. C’est armée de ce premier principe essentiel, l’autodiscipline, qu’elle commença à reprendre goût à la vie.

Une après-midi de la fin de l’année, quelques jours avant Noël, la jeune fille avait donné rendez-vous à la seule amie qui lui restait, Laura. Plus jeune que Carole d’un an, celle-ci se distinguait par un genre un peu provocateur, et surtout, elle ne pensait qu’aux garçons, au grand dam de ses parents. Les deux adolescentes étaient bien différentes physiquement. Carole avait des traits plus fins que son amie même si celle-ci restait presque aussi jolie. Laura était plus petite et plus mince, presque maigre. Elle avait de longs cheveux lisses avec des mèches blondes. Ensemble, les deux amies avaient déjà fait les quatre cents coups. Les parents de Carole avaient bien tenté de faire prendre conscience à leur fille de la légèreté de son amie, mais ils avaient cependant fait acte d’une grande tolérance à son égard.

Les deux amies déambulaient depuis un bon moment le long des rues bordées de pavillons du haut de la ville. C’est Carole qui avait émis l’idée de changer des quartiers du centre-ville sans trop savoir pourquoi. Les discussions étaient, comme souvent, légères. Laura ne tarissait pas de détails futiles sur la revue de mode vestimentaire des camarades de sa classe. L’analyse était majoritairement critique et rarement élogieuse. Carole écoutait d’un air distrait.
- T’aurais vu son jean ! s’exclama Laura, on aurait dit un futal de vieux tellement il était neuf. Pas un seul trou. Pas un seul défaut. Qu’est-ce que t’en penses, Caro ?
Mais l’adolescente ne laissait pas le temps à son amie de répondre et renchérissait de plus belle sur la chemise canadienne du voisin de table d’une de ses camarades de classe qu’elle ne pouvait pas voir en peinture.
- Je te le jure, ils sortent ensemble. Kenza les a vus s’embrasser l’autre jour en sortant du bahut…
- Laura, tu as déjà pensé à ton avenir ? l’interrompit soudainement Carole.
Son amie sembla déconcertée par cette question. Elle haussa les épaules et continua son monologue, s’échinant à s’attaquer cette fois à son ennemie jurée qu’elle qualifiait de pétasse selon sa coutume. Au bout de quelques minutes, Carole profita d’une seconde de relâchement de ce moulin à paroles ambulant et lança, d’une drôle de façon :
- T’es-tu déjà demandé ce que tu voulais faire de ta vie ?
- Mais enfin, est-ce que tu m’écoutes ? Laisse-moi continuer ! Je te parle de choses importantes et toi tu me parles bizarrement. Qu’est-ce que tu as en ce moment ?
- Que veux-tu dire ? Je n’ai rien de spécial.
- Ben, j’sais pas, tu es bizarre. Je sais que tu n’es toujours pas très heureuse mais on dirait que ce que je te raconte ne t’intéresse plus comme avant.
- Mais si, je t’assure, tout va bien. Il y a seulement que tu m’as déjà raconté ton histoire et que je me demandais si on ne pouvait pas parler de choses différentes pour une fois. Alors, as-tu déjà réfléchi à la vie que tu aimerais avoir plus tard ?
- Franchement, tu me poses une colle. La jeune fille aux mèches blondes hésita. Non, je ne crois pas en réalité. Moi, tu me connais, je préfère ne pas me prendre la tête et vivre ma vie sans me torturer l’esprit.
- Alors tu n’as jamais réfléchi à ce que pourrait être ta vie plus tard ?
- Non. Je m’en fiche comme je te l’ai dit. J’irai où la vie me portera. Pourquoi ? Tu te poses ces questions, toi ?
Carole marqua un temps d’arrêt. A dire vrai, elle non plus ne s’était jamais vraiment souciée de son avenir. Et pour cause ! Mais certains passages de la lecture du cahier lui revinrent à l’esprit et l’intriguèrent. Elle se demandait si la majeure partie des gens agissait comme son amie en ne se souciant pas du lendemain et elle avait du mal à trouver la réponse à cette question : pourquoi se laisser porter par la vie ? Agir ainsi était, certes, ne pas se compliquer l’existence, comme le disait Laura. Mais, si elle songeait un peu à sa vie future, elle commençait à avoir du mal à imaginer qu’elle puisse devenir pilote de chasse ou médecin sans frontière sans aller sur une route toute tracée scolairement et professionnellement.
- Ma foi, n’as-tu pas peur de te réveiller un jour futur pour aller travailler à une caisse de supermarché au lieu de faire un truc que tu rêves de faire comme tu le vois au cinéma ?
- Comme inspecteur de police par exemple ?
- Tu veux dire lieutenant de police, c’est-ce qu’on doit dire aujourd’hui. Eh bien oui, c’est un bon exemple. N’as-tu pas peur qu’en te laissant porter par la vie comme tu le dis, tu n’orientes tes études vers une profession dont tu ne rêverais pas vraiment aujourd’hui ?
La discussion s’orienta ensuite vers des propos plus habituels, mais ces interrogations nouvelles s’immiscèrent dans l’esprit de Carole, soulevant maintenant de nombreuses questions.

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